Le livre et l’auteur
Une jeune femme décédée, décide sur son lit de mort de raconter une histoire. Quelle histoire, on n’en sait rien. Et elle nous prévient dès le départ que son récit n’a pas de but particulier. Ainsi, sous les yeux du lecteur, défilent des morceaux de vie, la sienne ; celle de sa famille mais aussi celle des voisins, de son village jusqu’à la ville, où beaucoup sont appelés mais peu retenus. Sous couvert d’un discours décousu, ce sont les bouleversements du milieu rural Haïtien et l’exode vers la ville avec ses conséquences qu’on voit se dessiner.
Éditions : Zulma en format numérique
Pages : 350
Makenzy Orcel est un écrivain Haïtien né à Port-au-Prince en septembre 1983. Il s’est surtout fait connaitre avec son œuvre Les Immortelles, où il donne la parole aux prostituées Haïtiennes. L’Ombre Animale est son 3e roman, paru en 2016. Il lui a valu plusieurs récompenses dont le Prix Louis-Guilloux et le Prix Littérature-monde.
En 2017, il est fait Chevalier des Arts et des Lettres de la République Française. En 2022, parait Une Somme Humaine, deuxième volet de L’Ombre Animale qui sera finalement une trilogie. (sources : Wikipedia, Babelio)
Mon ressenti
Perplexe et charmée à la fois. Makenzy Orcel nous propose ici une narration ressemblant beaucoup à celle d’Alain Mabanckou dans Verre Cassé. Autrement dit, sans ponctuation (en dehors de virgules) permettant de rythmer le récit, ni majuscules en début des phrases. Cela donne l’impression que la conteuse parle sans jamais s’essouffler, un peu comme une logorrhée. Cela dit, elle prévient le lecteur dès le départ en ce qui concerne ce qui suivra, c’est-à-dire l’absence de but réel à son récit. Elle raconte juste son histoire. Histoire écrite en deux parties : « ici » et « là-bas », faites de chapitres portant sur un personnage ou une situation à la fois.
Dans la première partie intitulée « ici », l’on découvre la vie au village, village dont le nom ne sera jamais mentionné. Cette partie sera l’occasion pour la narratrice de brosser le portrait de sa famille, en commençant par son père Makenzy, puis sa mère Toi (oui vous avez bien lu) et enfin son frère Orcel. Bien que fondamentalement différents les uns des autres, ils sont tous obligés de cohabiter ensemble. Ainsi on découvre les penchants violents et incestueux de Makenzy, la soumission presque totale de Toi à son mari et ses prières aux Ancêtres, les rêveries d’Orcel qui préfère s’évader de sa misère quotidienne en allant observer les pêcheurs au bord de la mer. Et la narratrice qui semble observer tout cela de loin tout en y étant intégrée.
Dans ce village un peu paumé, d’autres personnes font également parler d’elles. Comme ce vieux prêtre qui profite de sa position de pouvoir pour abuser des jeunes filles. Ou encore celui nommé « l’autre », au courant de tout, détesté par Makenzy. Puis viendra visiter ce village, une Inconnue, journaliste, grâce à qui la narratrice saura que le monde s’étend au-delà de la case de ses parents et de leur existence terne. Celle-ci sera également mal vue par Makenzy, qui l’accusera de mettre des idées dans la tête de sa progéniture.
Enfin, le village se verra bouleversé par l’arrivée des Loups, à mon sens, figure métaphorique pour désigner des chefs d’entreprise ou dirigeants autoritaires qui s’empareront des terres des pauvres paysans pour les obliger ensuite à travailler pour eux. Les bribes de révolution seront tuées dans l’œuf par des répressions toujours plus fréquentes, menées parfois par des « surveillants » zélés, qui auraient pu être les petits-enfants des travailleurs.
Cela finira par avoir pour conséquence d’en pousser certains vers la ville, « là-bas » dans la deuxième partie, en espérant y trouver une vie meilleure. Ils se heurteront à un monde encore plus opaque, encore plus difficile à vivre avec peu d’entraide, un manque de débouchés professionnels et une violence policière arbitraire.
Ce fut vraiment une lecture dépaysante. Et pourtant, malgré l’absence de but réel du récit, j’ai beaucoup apprécié le talent de l’auteur. Malgré les nombreuses digressions qui pouvaient perdre le lecteur, il réussit à placer par-ci par-là des réflexions pertinentes. Les thèmes abordés sont multiples : le viol, l’inceste, la misère sociale, la mort, l’exploitation de l’homme par l’homme, la violence de la vie urbaine mais aussi l’espoir, le droit de rêver, d’aspirer à mieux, de tomber amoureux et j’en passe. Je le conseille mais aux lecteurs avertis et qui ne rechignent pas à se laisser aller, quitte parfois à perdre le fil avant de le retrouver.
Quelques extraits : « les gens font semblant de piger pour ne pas décevoir, alors qu’au fond ils pigent rien du tout, je te jure » ; « le silence, c’est la mort, si tu te tais, tu meurs et si tu parles tu meurs, alors dis et meurs » ; « Toi disait grouille-toi, demain ne nous appartient pas, rien ne nous appartenait finalement, le jour, la nuit, la vie, la mort, le rêve, à qui appartenaient-ils, qui donc détenait les titres de propriété » ; « la révolution n’existe pas, n’existent que des victimes » ; « rien n’est plus insoutenable que de n’avoir pas le choix ».
Il est disponible ici. Je n’ai pas fini de découvrir les auteurs Haïtiens et j’ai hâte d’en lire plus. En connaissez-vous certains à me conseiller ? Dans l’attente de vos éventuelles réponses, je vous dis à bientôt pour un nouvel article.
Prenez soin de vous. Bisous.
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